Depuis l’annonce des réformes du Franc Cfa et la naissance de l’Eco comme nouvelle monnaie des pays de l’Uemoa en fin décembre 2019, le débat fait rage entre ceux qui estiment que rien n’a changé et ceux qui, au contraire, saluent une avancée significative vers la souveraineté monétaire.
Le 21 décembre 2019, à Abidjan, les présidents de la Côte d’Ivoire, Alassane Dramane Ouattara, et de la France, Emmanuel Macron, ont surpris leur monde en annonçant la réforme du Franc Cfa. Changement d’appellation du Cfa en Eco, fermeture du compte d’opération tant décrié, éviction des représentants de la France dans les diverses instances monétaires notamment du Conseil d’administration de la Bceao telles sont les décisions majeures prises. Cette annonce est historique parce que la Zone Franc va ainsi connaître le deuxième important changement dans son arrangement institutionnel en 75 ans d’existence après la dévaluation de 1994. On pouvait alors s’attendre à ce que cette décision soit unanimement saluée plus particulièrement par les élites politiques et intellectuelles africaines qui ont toujours appelé de leurs vœux une réforme profonde qui briserait le lien de dépendance monétaire visà-vis de l’ancien pays colonisateur. Au contraire, on assiste plutôt à une bordée de critiques négatives. Pour dire que l’enthousiasme des premières heures de cette annonce a cédé la place à la polémique. En effet, certains experts estiment ces réformes « insuffisantes » étant donné que la France va continuer à garantir la future monnaie et que la parité fixe avec l’euro est maintenue. Mieux, ils pensent que cela risque de saborder le projet de création de la monnaie unique de la Cedeao. Dès lors, ils en appellent à une mobilisation plus déterminée des forces vives des nations concernées pour démanteler ce qui reste du système colonial et parachever l’entreprise de « décolonisation monétaire ». Dans ce lot, on retrouve l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla. « Non, le Franc Cfa n’est pas mort. Macron et Ouattara se sont seulement débarrassés de ses atours les plus polémiques », pense-t-il. Il va même plus loin en assimilant cette annonce comme la signature de l’acte de décès du projet d’intégration monétaire entre les 15 pays de la Cedeao. L’économiste et homme politique ivoirien Mamadou Koulibaly est sur la même longueur d’onde que Ndongo Samba Sylla et se pose des questions sur la future destination des réserves de change qui ne seront plus logées au Trésor français. A ceux-là qui pensent que le Franc Cfa et l’Eco ne sont que les deux faces d’une même pièce, autrement dit que rien n’a changé, l’économiste et ancien ministre togolais Kako Nubukpo répond par cette citation de Talleyrand : « Tout ce qui est excessif est insignifiant ». Et d’ajouter : « C’est facile de dénoncer mais il faut construire des alternatives crédibles ». Ces propos ont du poids dans la polémique en cours parce que celui qui les tient est connu pour être l’un des plus fervents détracteurs du Franc Cfa. Au fil des années, Kako Nubukpo a même fini par être considéré comme la figure absolue de la lutte anti-Cfa. Quand une telle voix autorisée salue les réformes annoncées et invite à ne pas « bouder notre plaisir », il faut bien nourrir de l’optimisme. En effet, on ne peut avoir des avancées significatives sur trois points sur quatre et décréter que rien n’a évolué. C’est un processus et tout processus obéit à des étapes. Faire table rase sur 75 ans d’histoire du jour au lendemain peut paraître suicidaire. Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain
« C’est facile de dénoncer mais il faut construire des alternatives crédibles ». Ces propos ont du poids dans la polémique en cours parce que celui qui les tient est connu pour être l’un des plus fervents détracteurs du Franc Cfa… Quand une telle voix autorisée salue les réformes annoncées et invite à ne pas « bouder notre plaisir », il faut bien nourrir de l’optimisme.
Jusqu’ici, le dépôt de 50 % des réserves de change de la Bceao au Trésor français était le principal grief des pourfendeurs du Franc Cfa. Etant donné que ce compte sera fermé, les anti-Cfa ont réorienté leurs critiques sur le maintien de la parité fixe avec l’Euro. Pourtant, pour beaucoup d’experts, cette option est la meilleure d’autant plus qu’elle est transitoire. C’est une manière d’éviter les phénomènes de fuite vis-à-vis de la monnaie et de rassurer tout le monde notamment les investisseurs internationaux et les opérateurs économiques locaux. « C’est toute la subtilité des annonces monétaires. On est dans un domaine où la confiance est le principal actif », rappelle bien à-propos Kako Nubukpo. Par ailleurs, pour reprendre l’éminent professeur d’Economie Moustapha Kassé, « dans toutes les mutations, il faut savoir sauvegarder les bonnes règles qui ont induit des progrès certains ». Tout n’a pas été mauvais avec le Franc Cfa. C’est peut-être ce qui explique la prudence dont ont fait montre les chefs d’Etat des pays de l’Uemoa en gardant, dans cette période transitoire, la parité fixe avec l’Euro. Jeter le bébé avec l’eau du bain serait une grave erreur. Il faudra capitaliser sur les bons points du Franc Cfa. Pour ce faire, il faut dépasser ce que le professeur Ahmadou Aly Mbaye, ancien Doyen de la Faculté des Sciences économiques et de gestion de l’UCAD appelle « le complexe colonial ». En effet, selon lui, la forte crispation de l’élite africaine sur tout ce qui touche à nos relations avec l’ancienne puissance coloniale n’est pas de nature à générer le recul nécessaire pour engager une réforme efficace. Il lance donc un appel à la prudence sur un sujet aussi sensible que la gestion monétaire qui est d’abord technique avant d’être politique. Selon le Pr Mbaye, la notion de « souveraineté monétaire» est un non-sens économique. En ce sens que dans le domaine de la politique monétaire, contrairement à la politique, la notion de souveraineté monétaire renvoie à une toute autre réalité